J’ai assisté cette semaine à un petit-déjeuner au théâtre de l’Odéon en présence du Président de la BNF, Bruno Racine, qui venait parler de son livre récemment paru (
Google et le nouveau monde – Plon, coll. Tribune libre, mars 2010). Selon lui, la numérisation des contenus est une lame de fond qui n’est encore qu’à ses débuts. Elle va s’amplifier et bouleverser les usages.
Nouveaux outils, nouveaux usages. La lecture traditionnelle, j’entends par là la lecture d’un livre objet, s’effectue dans l’immense majorité des cas, de façon linéaire. Un bouquin a un début, une fin, et s’ordonne par une pagination ordinaire. Symbole de cet ensemble (et signe de cohérence), la main gauche du lecteur, posée sur la couverture, effleure les premiers mots du livre quand la main droite en touche les dernières pages.
La version numérique d’un écrit (notamment rendue possible par les logiciels de reconnaissance des caractères pour les publications les plus anciennes), modifie la façon « classique » de lire, voire d’aborder un ouvrage. D’un coté la lecture linéaire et globale (écrits physiques), de l’autre la lecture parcellaire induite par la recherche de mots clefs (écrits numérisés).
Les nouveaux usages de lecture qui chassent la pagination au profit du mot-clef, sont déjà très répandus dans le domaine des publications scientifiques car elles correspondent à un besoin caractéristique de la recherche : celui des références.
La démocratisation de la culture et le partage du savoir que le numérique rend possibles, et auxquels contribue la numérisation des contenus, sont bien naturellement une grande chance et il serait mal venu de critiquer ces avancées soci(ét)ales (rappelons au passage que seulement 64% des foyers français sont connectés à internet début 2010).
Mais plus précisément, il s’agit là plus d’une opportunité que d’une avancée en tant que telle. Une opportunité car elle reste à saisir et à s’approprier.
Derrière la généralisation de la recherche par mots clefs se dresse un danger : celui d’une culture parcellaire, tronquée et faussée par la connaissance non d’une œuvre, d’une pensée, mais d’un paragraphe retiré de son contexte, d’une phrase extirpée de son environnement par un moteur de recherche. Le mot-clef ne doit pas se substituer à la lecture globale sous peine de voir advenir le règne des demi-habiles.
Les demi-habiles, ce sont ceux qui, chez Pascal, estiment posséder le savoir alors qu’ils ne cernent qu’une partie d’un problème. Et généralement, le peuple a raison contre eux. Les demi-habiles voient dans leur connaissance et leur compréhension du monde une profondeur qui n’est qu’illusoire car ils n’ont pas saisi la raison des effets, la pensée de derrière leur est étrangère.
Appliquée au livre numérique, la pensée de derrière, c’est celle de l’auteur, c’est sa démarche et sa grille de lecture du monde et des hommes. Or c’est cette connaissance-là qui permet de comprendre une idée développée dans un ouvrage. C’est ce système de pensée global qui permet de lire correctement un paragraphe sorti d’une page. Ce sont, en somme, la lecture et la connaissance globales qui seules éclairent la lecture par mots clefs.
Dans les années à venir s’amplifiera le risque de la satisfaction et de la suffisance d’une lecture parcellaire, qui ne saurait faire à elle seule, ni sens ni connaissance.
Des efforts de pédagogie seront donc nécessaire (ils le sont déjà aujourd’hui) pour accompagner les usages naissants. Sans ces efforts, le règne des demi-habiles et l’appauvrissement culturel et intellectuel généralisé sont sérieusement à craindre.
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